BENIN: Analyse des dessous de l'affaire Talon
- Publié le mardi 30 octobre 2012
- Écrit par Jacques Delacroix
A présent que nous avons les premières versions des deux parties impliquées dans l’affaire du complot présumé en vue de l’assassinat du président béninois Yayi Boni, on peut se permettre de tirer quelques enseignements.
Nous n’avons pas la prétention de démêler l’écheveau dans cette affaire complexe de poker menteur où chaque partie a sûrement une vérité à exposer, un mensonge à cacher ; nous n’avons pas non plus la prétention de jouer les juges ou de trancher l’affaire; la complexité du dossier – on parle de drones, d’avions de combats, de mercenaires et de produits radioactifs - requiert des moyens d’investigation tellement sophistiqués qu’on doute que les juges béninois, habitués à se pencher sur des cas bien plus banals de règlement de compte au couteau, aient les moyens de se sortir d’affaire.
Faute de pouvoir jouer les juges, nous nous contenterons donc d’un rôle d’observateur, en nous basant sur les faits, tels qu’ils peuvent être admis à l’étape actuelle de l’enquête et leurs conséquences, pour la démocratie au Bénin et dans le reste du continent.
Du souhait de Yayi Boni de modifier la constitution en vue de briguer un troisième mandat
Dans son interview à RFI, Patrice Talon a déclaré : « Vous savez, c’est un secret de polichinelle ! Je vais vous le dire et tout le monde le sait : dès que le président Yayi Boni a été réélu en 2011, sa principale préoccupation était de réviser la Constitution.» […] Pour pouvoir rester au pouvoir, se représenter. Donc, le président m’a sollicité pour que j’accompagne son nouveau projet politique en utilisant mes relations, mes moyens, pour obtenir auprès de l’Assemblée le nombre de députés qu’il faut pour voter ce genre de modifications qui nécessitent une majorité qualifiée. Mais j’ai résisté. Comme nous sommes des amis, j’ai pu quand même lui faire comprendre que ce n’était pas indiqué, que ce n’était pas faisable, que ce n’était pas bien. Et même si j’avais voulu, ça n’aurait pas marché. Le peuple béninois est attaché à sa démocratie, donc j’ai refusé. »
En réponse à cette accusation, le ministre béninois de l’Intérieur explique que « la position du chef de l’Etat par rapport à la révision de la Constitution a été maintes fois confirmée et à son investiture en 2011, le chef de l’Etat a répété » devant plusieurs chefs d’Etat étrangers qu’il «faisait son dernier mandat et qu’il ne se représentait plus.»
Dont acte. La seule certitude ici, c’est que l’un des deux protagonistes de l’affaire – Yayi Boni, par le biais de son ministre de l’Intérieur ou Patrice Talon – a menti, puisque les deux parties ne peuvent prétendre dire la vérité, tout en servant des versions différentes.
Mais l’argument utilisé par le ministre de l’Intérieur pour démontrer que Patrice Talon essaie de manipuler l’opinion – le chef de l’Etat a déjà promis qu’il ne se représenterait pas… - est quelque peu spécieux. La promesse du chef de l’Etat de rendre le pouvoir après son deuxième mandat, bien qu’ayant été faite devant d’autres chefs d’Etat, n’est pas une preuve en soi.
Au demeurant, vu les pratiques en cours dans la région, on peut penser qu’il s’agit simplement du type de langage que les dictateurs désireux de s’accrocher au pouvoir utilisent.
Au Togo voisin, l’ancien président Gnassingbé Eyadéma, après avoir fait la même promesse à son homologue français Jacques Chirac, avait aussi, dans un entretien accordé à RFI, déclaré qu'il respecterait la Constitution qui prévoyait que le chef de l'Etat ne pouvait briguer un troisième mandat consécutif. ''Je ne resterai pas un jour de plus'', avait-il dit.
Pourtant, il fit modifier la Constitution et se fit réélire. A sa mort, comme tous les dictateurs tellement fascinés par leur propre image qu’ils ne peuvent accepter l’idée qu’un homme qui ne soit le fruit de leurs entrailles leur succède, son fils l’a même remplacé à la tête de l’Etat togolais. Ce scénario hante jour et nuit les dirigeants de l’opposition béninoise, qui accusent Yayi Boni de s’inspirer de l’ex-timonier togolais, d’où leur vif prurit à l’évocation de l’idée d’une modification constitutionnelle.
Bien sûr, Yayi Boni n’y serait pour rien, dût-ce arriver. Un dirigeant de l’opposition béninoise nous a même donné sous un trait d’humour, la primeur du discours présidentiel, en cas de modification constitutionnelle, à la date-limite de dépôt des candidatures :
« Chers compatriotes,
En dépit de mes nombreuses et fortes réserves, malgré ma forte opposition, vous m’avez fait entendre de mille manières votre désir d’aller au bout du changement. En dix ans, nous avons réalisé tellement de choses. Mais comme vous le savez, ce temps est si court qu’il ne suffira pas à parachever l’œuvre entamée. C’est ainsi qu’après plusieurs mois de réflexion, j’ai décidé de répondre à votre appel, en me portant candidat à la présidentielle de 2016… ».
Ce scénario n’est, bien entendu, écrit que dans l’imagination d’une opposition qui redoute de se faire enfariner. Certes, il se peut que ce soit l’épilogue des débats sur la modification de la Constitution, engagés après la présidentielle contestée de 2011.
Mais ceci n’est qu’un procès d’intention, tant qu’aucun fait vérifiable et tangible ne permet de soutenir cette assertion. Il n’en demeure pas moins que la promesse du chef de l’Etat, telle que relatée par le ministre de l’Intérieur, n’engage que ceux qui y croient et ne peut servir à démentir l’accusation portée par Talon sur l’intention du président de rempiler.
Du soutien à la l’élection de Yayi Boni
Il était jusqu’ici communément admis au Bénin que Patrice Talon avait bel et bien soutenu la candidature de Yayi Boni, lors des élections présidentielles de 2006 et 2011. Les éditorialistes béninois en ont parlé abondamment et aucun proche du chef de l’Etat n’avait contesté cela, tant que le courant, pourtant rare ces temps-ci au Bénin, passait entre les deux hommes.
Interrogé lundi par Christophe Boisbouvier, Patrice Talon l’a reconnu : « Je ne vais pas le cacher, c’est réel. J’ai été un sponsor du président Yayi Boni. Comme tant d’autres, je l’ai conseillé et introduit là où j’ai pu pour sa conquête du pouvoir, en 2006 puis en 2011. »
Dans sa réponse, le lendemain, il convient bien de dire que le ministre béninois de l’Intérieur s’est quelque peu mélangé les pinceaux, en déclarant :
« Qu'il apporte la preuve de ce qu'il a remis un seul centime au chef de l'Etat. Si l'argent pourrait faire élire un Président, à coup sûr il ne s'agira pas du Président Yayi, qui lui, a été un choix fait par le peuple béninois sur la base de sa valeur d'homme intègre et de sa rigueur dans la gestion de la chose publique, comme il l'a si bien démontré depuis la BOAD. Faire de telles affirmations selon lesquelles, seul l'argent peut élire, est une insulte au peuple béninois. »
Patrice Talon peut bien avoir sponsorisé Yayi Boni sans lui avoir remis le moindre centime. Le ministre poursuit, en faisant une déclaration un peu trouble : «Faire de telles affirmations selon lesquelles, seul l'argent peut élire, est une insulte au peuple béninois. »
D’un côté, Patrice Talon n’a jamais déclaré sur RFI que « seul l’argent peut [faire] élire » ; de l’autre, faire cette évocation peut, au demeurant, s’assimiler à une reconnaissance implicite du fait que de l’argent de Talon aurait pu servir à financer la campagne de Yayi Boni, ce qui est une contradiction d’une phrase à l’autre, du ministre de l’Intérieur.
Du harcèlement contre l'opérateur économique Patrice Talon
L’homme d’affaires béninois a en effet évoqué, sans le dire expressément, davantage par suggestion du journaliste que par affirmation directe, la possibilité qu’il soit victime d’une « punition ».
Ce à quoi le ministre béninois de l’Intérieur a répondu :
« Il n'en est point. Aujourd'hui tous les Béninois connaissent le mode de fonctionnement du Chef de l'Etat dans la lutte contre la corruption et la mauvaise gouvernance ; pour preuve depuis l'indépendance de notre pays, le Président Boni Yayi a été le premier Chef d'Etat à traduire cinq (5) de ses ministres devant la Haute Cour de Justice ; le Premier à demander que l'immunité parlementaire de deux députés de sa majorité soit levée ; le Premier à limoger indistinctement ses proches ; les cas de ces dernières semaines en sont l'illustration. »
A la place du ministre de l’Intérieur, je serais inquiet…
De l’implication de M. Talon dans le présumé complot visant à empoisonner Yayi Boni
Tout n’est, a priori, que spéculation. L’affaire est tellement confuse, le caractère fougueux et colérique de Yayi tellement notoire, les enjeux tellement grands et les moyens d’investigation tellement limités, qu’on ne connaîtra sans doute jamais la vérité, toute la vérité.
Une chose est sûre : les avocats de Patrice Talon peuvent d’ores et déjà se frotter les mains ; la ligne de défense est toute trouvée : le dossier présente toutes les caractéristiques d’une affaire politique, avec l’implication du président de la République et de sa nièce, celle d’un ancien ministre et, enfin, celle du médecin personnel du chef de l’Etat.
Nous sommes en présence de deux scénarios : un coup effectivement monté par Patrice Talon pour éliminer Yayi Boni, ce qui serait d’une gravité extrême ; un coup monté par Yayi Boni lui-même, pour éliminer un ex-ami devenu encombrant, voire gênant. Dans cette dernière hypothèse, on pourra demander à Machiavel d’aller se rhabiller…
Dans les deux cas, la principale victime de cette affaire est finalement la démocratie béninoise. Elle a tellement été malmenée ces derniers mois, avec moult arrestations plus ou moins injustifiées, une intolérance quasi-endémique de Yayi Boni à toute critique, un scrutin présidentiel plus que douteux, que les Béninois risquent fort bien de perdre une arrogance quasi-congénitale qui les a portés, ces deux dernières décennies, à trop souvent se présenter comme le modèle de la démocratie et de la bonne gouvernance en Afrique.
A ce stade, une pièce maîtresse manque encore au dossier, pour les observateurs indépendants : l’authentification des déclarations des mis en cause. Et même lorsque cette authentification aura été obtenue, il se trouvera encore des esprits mal tournés comme moi, pour penser que tout n’est que manipulation.
Il n’est pas exclu que le pouvoir ait coopté Zoubé, Cissé et Moudjaïdou pour servir de potence au condamné Talon ; mais là, le prix à payer serait énorme : la privation de liberté, l’humiliation, etc. Peut-être avec à la clé une promesse d’un milliard de Francs CFA pour chacun des co-accusés qu’on aura transformé, le temps d’un procès, en acteurs ?
Pas évident.
De l’autre côté, un Patrice Talon, que la haine de Yayi Boni pousserait à chercher à l’éliminer ? A moins que ce ne soit la soif d’argent.
Et puis, en supposant que l’homme d’affaires ait voulu effectivement attenter à la vie du chef de l’Etat, était-il imprudent au point de recruter pour cette basse œuvre, la propre nièce du président, son médecin personnel et l’un de ses anciens ministres ?
Par ailleurs, d’où vient cette histoire de drones ? D’où viennent ces mercenaires ?
On a peine à croire que Patrice Talon se serait donné tout ce mal pour tuer Yayi Boni, avec tous les risques à la clé.
Une exécution à la Litvinenko, du nom de cet ex-espion russe tué au polonium 210 aurait largement fait l’affaire. Si l’homme d’affaires a pu se procurer des substances radioactives, il aurait très bien pu se procurer aussi du polonium 210.
Il suffit, en effet, d’un millionième de gramme de cet élément radioactif pour abattre un homme, ni vu, ni connu.
De tous les moyens possibles d’exécuter un homme, le scénario qui nous est présenté ressemble grossièrement à du travail d’amateur.
Ce dont on peut se féliciter, quel que soit le scénario – tentative d’empoisonnement ou pas -, c’est que le président béninois soit en vie et en bonne forme.
Si l’hypothèse de la tentative d’empoisonnement est établie, la tâche du juge sera relativement facile : il pourra condamner pour l’exemple et pour toutes ces autres raisons qui fondent l’existence de l’institution judiciaire ; il n’aura pas de problème de conscience pour condamner et pourrait même faire d’une pierre deux coups : faire correctement son travail et ne pas courir le risque de déplaire au Prince, même si les avocats feront valoir que l’intention ne vaut pas l’acte.
En revanche, s’il est établi que toute cette histoire n’est qu’une manœuvre de diversion, alors il y aura bien des conséquences et au-delà de l’Afrique: l’opinion serait en droit de demander des comptes à Yayi Boni. Dans d’autres pays, en fonction des résultats de l’enquête judiciaire, il pourrait être contraint à la démission pour parjure ; hors du Bénin, c’est la crédibilité de tous nos chefs d’Etat, à commencer par Yayi Boni, président en exercice de l’Union Africaine, qui sera entachée à jamais.
Source: AFRICA7