France : Le cadavre de l'"autre politique" bouge encore
Le Point - Publié le 10/04/2014
Cela fait trente ans qu'une partie de la gauche rêve d'une alternative à la rigueur. Fin des illusions ?
Avec l'annonce en début d'année du pacte de responsabilité, puis l'arrivée à Matignon du social-libéral décomplexé qu'est Manuel Valls, on croyait bien avoir assisté à l'enterrement de l'"autre politique" à laquelle continuaient de rêver, depuis plus de trente ans, plus ou moins secrètement, une partie de la gauche française. On espérait pouvoir bientôt se recueillir, dans le grand cimetière socialiste des idées mortes, devant sa tombe fraîchement refermée portant cette émouvante épitaphe : "Autre politique, 25 mars 1983 - 31 mars 2014. Dans mon coeur à jamais tu demeures". Mais, à en juger par la réaction de nombreux députés PS, des écolos, du Front de gauche, le cadavre de l'"autre politique" bouge encore.
L'"autre politique" est née officieusement le 25 mars 1983, en opposition et en réaction au tournant de la rigueur annoncé ce jour-là par le gouvernement de Pierre Mauroy. Deux semaines auparavant, la gauche avait subi - déjà - une déroute aux élections municipales, en perdant... 31 grandes villes. A l'origine de cette débâcle, la situation économique catastrophique du pays, la sanction de la politique mise en oeuvre par la gauche au lendemain de la victoire de François Mitterrand.
Alors que tous les autres grands pays occidentaux sont engagés dans des politiques de rigueur pour lutter contre l'inflation (les États-Unis de Reagan, l'Angleterre de Thatcher, la RFA de Schmidt et de Kohl), la France socialiste a décidé de faire l'inverse : une politique de relance de la consommation à tout-va et de hausse massive des dépenses publiques. Entre mai 1981 et mars 1983, 240 000 emplois publics nets sont créés, le smic est augmenté de 38 %, le minimum vieillesse est revalorisé de 62 %, les allocations familiales de 50 %, les allocations logement de 45 %, etc. C'est la grande fête keynésienne. Elle ne va pas durer longtemps.
En moins de deux ans, tous les indicateurs économiques et financiers ont viré au rouge : le chômage est passé de 5 % à plus de 7 %, l'inflation est de 11,8 %, le déficit public atteint le montant record (pour l'époque) de 140 milliards de francs. Quant au déficit de la balance commerciale, il a explosé (55 milliards de francs en 1981, 102,1 milliards en 1982), les Français ayant d'abord utilisé leur supplément de revenu pour s'acheter des magnétoscopes japonais et des lave-vaisselle allemands. Conséquence de ces déséquilibres, le franc subit des attaques de façon incessante, obligeant les banques centrales des pays membres du SME à intervenir pour l'empêcher de sombrer. La Bundesbank finit par perdre patience et se fait menaçante.
La France n'a plus le choix : soit elle sort du SME (option souverainiste défendue par Jean-Pierre-Chevènement), soit elle mène une politique de rigueur pour rééquilibrer ses comptes (choix pro-européen soutenu par Jacques Delors). Après quelques semaines d'hésitation, Mitterrand tranche : ce sera la rigueur (terme préféré à celui d'austérité utilisé quelques années plus tôt par Raymond Barre) avec des coupes claires dans les dépenses publiques et une ponction fiscale de 68 milliards de francs en deux ans sur les ménages.
Avec le tournant de la rigueur, le gouvernement Mauroy se rallie officiellement à l'économie de marché, il admet la nécessité de respecter les grands équilibres macroéconomiques et de tenir compte des contraintes extérieures, notamment européennes. De cette triple acceptation vécue comme une triple soumission une part conséquente de la gauche française ne s'est jamais remise.
Le temps s'est arrêté pour elle en mars 1983, dans cette supposée trahison de l'idéal socialiste. Alors, durant plus de trente ans, elle a continué de réclamer inlassablement la mise en oeuvre d'une "autre politique", ruminant les mêmes regrets, ressassant les mêmes arguments, rabâchant les mêmes critiques. Elle s'est trouvé, au fil du temps, de nouveaux adversaires (d'abord le franc fort, M. Trichet, puis la BCE, le libéralisme bruxellois, l'austérité allemande...), mais aussi des héros improbables et lointains (Hugo Chavez au Venezuela, Cristina Kirchner en Argentine). En écoutant le discours du Bourget, en entendant le candidat Hollande déclarer la guerre à la finance et à l'austérité, cette gauche utopiste et grisonnante s'était remise à espérer. Et à croire dans la réalisation de son rêve de jeunesse et dans la mise en oeuvre, enfin, de cette "autre politique".
En voyant arriver Manuel Valls à Matignon, on peut comprendre aujourd'hui sa colère et sa détresse. Colère et détresse d'autant plus grandes que c'est désormais le Front national et Marine Le Pen qui incarnent et défendent le mieux cette politique économique prétendument alternative dont la principale caractéristique est d'abord de dire non à tout, notamment à la réalité et au mouvement : non à l'Europe, non à l'euro, non au libre-échange, non à la mondialisation, non à la BCE, au FMI, à l'OMC, non aux efforts de compétitivité, non à la baisse des charges des entreprises et aux réductions de dépenses publiques, non au pacte de responsabilité. L'"autre politique" a changé de camp, sautant sans états d'âme de la gauche radicale et archaïque à la droite extrême. Cela suffit à dire à quel point elle est, dans tous les sens du terme, très peu recommandable.