8/02/2013
SCANDALE EN RCI: « Putes et soumises »*, les femmes ivoiriennes rejettent l'égalité des sexes
Eugénie Kramoh ne décolère pas contre le gouvernement ivoirien auquel elle reproche d’avoir fait voter l’année dernière une loi qui a contribué à l’amélioration de son statut juridique et de sa condition sociale et amélioré du coup l’image du pays auprès des donateurs internationaux.
«Je doute qu'ils aient pensé au bien-être des femmes quand ils ont voté cette loi", a déclaré cette femme de ménage de cinquante-deux ans, mariée et résidant à Abidjan, alors qu’elle hèle un taxi pour se rendre dans un supermarché. "Il est déjà assez difficile de trouver un mari et cette loi ne fera que rendre la situation encore plus difficile", a-t-elle expliqué.
Environ 55 pour cent des femmes adultes en Côte-d'Ivoire ne peuvent ni lire, ni écrire, contre 35 pour cent des hommes, selon l’Unesco. La suppression de l’ancienne législation qui faisait des hommes les chefs de la famille a suscité la colère de beaucoup de femmes en Côte-d'Ivoire, qui craignent de ne plus bénéficier de la sécurité qu’offrait le mariage, même si la nouvelle législation leur permet d’avoir un meilleur salaire, de lancer leurs propres affaires sans l’approbation préalable de leurs époux et d’avoir leur mot à dire sur les dépenses au sein de la cellule familiale.
Le président Alassane Ouattara a dû dissoudre son gouvernement en novembre, après avoir été confronté à l'opposition de sa coalition aux changements proposés.
La loi a été approuvée dès la nomination d’un nouveau premier ministre, ce qui conforte la position du pays sur la liste des bénéficiaires de l’aide américaine, au titre du Millenium Challenge (un programme d’aide dépendant du gouvernement américain), à hauteur de 1 milliard de dollars.
Les fonds provenant de l'organisation permettraient au président Ouattara d’atteindre des objectifs de croissance de 9% cette année, pour un PNB estimé à 29 milliards de dollars. La production a repris en 2013, comparativement à l’année dernière, marquée par une contraction de 4.7% de l’économie, à cause de la violente crise politique issue du contentieux électoral.
«Une loi anti-africaine»
Le changement de législation, qui a modifié une loi qui permettait à un homme d'interdire à sa femme de voyager, d'ouvrir un compte bancaire ou d'avoir un emploi, a déclenché l'indignation des chefs religieux, des chroniqueurs de presse et des Ivoiriens des deux sexes, suscitant des centaines de commentaires sur Facebook et sur le site d’informations générales Abidjan.net.
Les opposants à la nouvelle législation affirment que la culture africaine est fondamentalement différente de la société occidentale et ne devrait pas tenter d’«imiter» les idées occidentales. «Une loi qui établit une égalité parfaite dans nos maisons entre les hommes et les femmes est une loi anti-africaine», a même écrit un éditorialiste du journal Notre Voie, édité à Abidjan.
«Notre civilisation est structurée autour de la notion de leadership: chef de famille, chef de communauté, chef de village, chef de l'Etat," a déclaré Yasmina Ouegnin, 33 ans députée à l’Assemblée nationale, dans une lettre publiée sur Abidjan.net. La modification de la loi ne sera pas nécessairement synonyme de promotion des droits des femmes», poursuit-elle. La lettre a été reproduite sur sa page Facebook et a obtenu 5.535 mentions « J’aime ».
Un pas en avant
« L'ancienne loi était complètement en déphasage avec la vie réelle en Côte d'Ivoire. Aujourd'hui, les femmes étudient, voyagent et travaillent », a déclaré Ranie-Didice Bah, économiste à l'Université de Bouaké et conseillère auprès du ministère du Commerce, dans un entretien téléphonique. "Mais il n'est pas question que la Côte-d'Ivoire soit impatiente de recueillir les fonds du MCC, et cela a sûrement contribué à accélérer le processus."
Le MCC, qui utilise des critères tels que la bonne gouvernance et la situation économique des femmes pour décider du financement des projets dans les pays bénéficiaires, a investi plus de 200 millions de dollars dans un projet d’autoroute au Ghana voisin et 180 millions de dollars pour moderniser le port de Cotonou.
Dans l'ancien système, les femmes mariées en Côte-d'Ivoire étaient soumises à un taux d’imposition jusqu'à cinq fois plus élevé que celui des hommes mariés, et seuls les hommes recevaient une pension alimentaire de l'Etat, a déclaré Mme Bah, dont le propre salaire a augmenté de 10.000 francs CFA (20 dollars) par mois, du fait de la mise en œuvre de la nouvelle législation.
«L'idée était que le chef de famille prendrait soin de sa femme, elle n'avait donc pas besoin de pension alimentaire," explique Mme Bah. "Symboliquement et socialement, le code de la famille est certainement un pas en avant."
"Pays moderne"
Pourtant, le vote de la loi s’apparente, ni plus, ni moins, à une formalité, selon Affousy Bamba, qui avait présidé la Commission des Affaires Générales et Institutionnelles du Parlement et est maintenant ministre de la Communication dans le nouveau gouvernement de M. Ouattara. «Cette polémique est vraiment une tempête dans un verre d'eau ", explique-t-elle. «Les gens ne le comprennent pas. Il y a l'esprit et la lettre de la loi, et dans l'esprit les hommes ivoiriens restent le chef de famille."
Pourtant, elle se dit choquée que des législateurs, en particulier des femmes, aient voté contre le projet de loi au parlement. "Je veux dire… la Côte-d'Ivoire est un pays moderne !"
Selon Jeni Klugman, directrice du département Genreet Développement à la Banque Mondiale, les codes civils phallocrates sont un héritage de l’époque coloniale et limitent pour la plupart les droits des femmes dans 18 pays sur 29 en Afrique au sud du Sahara.
Ils "peuvent sérieusement nuire à la capacité d'une femme à accéder au financement et faire des affaires", a déclaré Mme Klugman dans une interview à Washington.
Clause discriminatoire
L’adoption de la loi met la Côte d'Ivoire sur le même pied d’égalité que la France, dont elle a copié la plupart des textes législatifs, lors de l’indépendance, en 1960. La France a modifié sa législation en 1970. Les changements mettent également la Côte d'Ivoire en conformité avec une convention internationale signée en 1995 visant à abolir les clauses discriminatoires.
Avec un chiffre de 51 pour cent de femmes au travail (soit un taux inférieur à la moyenne de 61% en Afrique au sud du Sahara) et 11 % de femmes parlementaires (un taux inférieur de 21% à la moyenne régionale), Mme Bamba estime que la loi ne contribuera pas beaucoup à faire avancer le pays vers l'égalité des sexes.
"Elle ne changera pas grand-chose, en réalité," explique-t-elle. "Peut-être bien dans 20 ou 30 ans, mais culturellement parlant, pour l'instant nous n'y sommes pas encore."
Le mariage reste un "filet de sécurité" crucial pour les femmes ivoiriennes parce que le mari est censé fournir nourriture et vêtements à la famille, selon Namizata Sangaré, militante des droits des femmes. «Peu importe combien d'argent elle gagne en vendant des tomates au marché ; en général, les femmes mariées estiment que leur mari doit payer pour tout. Les femmes préfèrent le mariage au concept d'égalité."
Statut juridique
Environ 55 pour cent des femmes adultes en Côte-d'Ivoire ne peuvent pas lire ou écrire, contre 35 pour cent des hommes, selon l'Organisation des Nations Unies pour la science et la culture. Les femmes qui s'opposent au changement ne comprennent pas que cela améliore leur statut juridique et lève des restrictions en matière d'entrepreneuriat féminin, estime pour sa part Lassana Koné, un conseiller juridique pour l'Afrique francophone à Natural Justice, un institut de recherche basé au Cap.
"La société ivoirienne est profondément patriarcale", ajoute M. Koné. "Le gouvernement doit expliquer ce que ces changements signifient, en particulier pour les pauvres et les analphabètes en milieu rural."
S’il est établi que la sensibilisation des femmes est nécessaire, les hommes ivoiriens peuvent se révéler comme un obstacle au changement.
"Cette loi n'est pas la bienvenue en Afrique, nous avons des traditions ici", a pour sa part déclaré Mamadou Guindo, un chauffeur de 36 ans, assis fumant une cigarette dans un café en bordure de route. "Je n'accepterai jamais que la femme qui vit sous mon toit soit égale à moi."
*Par opposition à « Ni putes ni soumises », mouvement féministefrançais, fondé en 2003 par Fadela Amara, qui a acquis en quelques mois une audience importante auprès de l'opinion publique, des médias et des mouvements politiques.
Source:http://www.afrika7.com/201302271947/Les-femmes-ivoiriennes-rejettent-l-egalite-des-sexes.html