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06/02/2015

Par Francis Kpatindé



Considérée par certains comme un sanctuaire pour chefs d’Etat peu
recommandables, critiquée pour son entrisme et l’affairisme frénétique
de certains de ses membres, défendue par d'autres comme un réseau de
fraternité humaniste, la franc-maçonnerie n’a jamais fait autant
florès en Afrique. Etat des lieux au moment où s’ouvrent à Lomé les
grandes retrouvailles annuelles des « fils de la Lumière ».

Plusieurs centaines de francs-maçons africains, européens et caribéens
ont rallié Lomé, la capitale du Togo, pour les 23e Rencontres
humanistes et fraternelles africaines et malgaches (Rehfram), du 6 au
7 février. Convoquées tous les ans depuis 1992, chaque fois dans une
capitale différente, les Rehfram tiennent lieu de plus grand
rassemblement maçonnique africain, allant jusqu’à réunir, parfois, 700
invités. Elles s’étalent généralement sur deux jours, avec pour
objectif de débattre autour d’un topique fixé à l’avance. A Lomé, le
thème retenu est le suivant : « Tomber, ce n’est pas un échec ;
l’échec, c’est de rester là où on est tombé. » Un bon sujet pour
candidats au baccalauréat qui tranche, dans sa formulation, avec
celui, plus convenu, des précédentes agapes, en février 2014 à Abidjan
: « Développement et dignité humaine. »

Triple accolade de rigueur

A Lomé, tout a été mis en œuvre pour rendre agréable le séjour des «
frères » et des « sœurs ». Logement à un tarif négocié à l’Hôtel
Eda-Oba, bel établissement du centre-ville, dont la salle de
conférence doit accueillir des discussions ouvertes aux seuls initiés.
Pour les activités récréatives et la détente, il y a un gymnase, une
piscine, un sauna, un salon d’esthétique et une boîte de nuit. La
triple accolade étant de rigueur chez les francs-maçons, le comité
d’organisation a mis en place une « commission santé » de huit
médecins – tous des « frères » - pour prévenir tout risque de
contamination par le virus Ebola. Obligation est donc faite aux
invités de se laver les mains et de se soumettre à une prise de
température au ThermoFlash avant d’accéder à la salle de conférence.

Depuis la création par la Grande Loge de France (GLF) à Saint-Louis du
Sénégal, en 1781, de « Saint-Jacques des vrais amis rassemblés »,
première loge sur le continent, la franc-maçonnerie n’a cessé d’être
un sujet d’attraction, d’interrogations, voire de controverses. Le
grand public et une partie des médias prêtent aux « fils de la Lumière
» une influence, sinon des pouvoirs pharaoniques, une forte propension
à l’affairisme et, non sans raison, un opportunisme politique à tout
crin. Ces contempteurs les soupçonnent de comploter contre la sécurité
de l’Etat, d’être une secte, sinon de se livrer, à l’abri des temples,
à des rites sataniques. « Ces accusations ne sont pas toutes dénuées
de fondement, les francs-maçons n’étant pas exempts de tout reproche
», explique au téléphone l’universitaire Oumou Kouyaté.
Enseignante-chercheure à l’Université Félix-Houphouët-Boigny et à
l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, à Paris, elle ne cache
pas son hostilité envers la franc-maçonnerie et son rôle en Afrique.

Bousculade sur le parvis

Les critiques comme les vociférations n’endiguent nullement
l’affluence au portillon. La franc-maçonnerie séduit de plus en plus
d’Africains, qu’ils soient en quête de spiritualité, dans le désarroi
ou persuadés de trouver dans ce cercle un ascenseur social ou
politique. Cadres supérieurs et moyens, responsables politiques,
hommes d’affaires, professions libérales, diplomates, enseignants et
retraités se bousculent depuis des décennies sur le parvis des loges.
« La bonne question, ce n’est plus aujourd’hui qui est franc-maçon,
mais qui ne l’est pas », glisse un initié sénégalais qui, requiert
l’anonymat, comme d’ailleurs les deux tiers des personnes interviewées
dans le cadre de la présente enquête.

« En Afrique centrale, comme dans la frange occidentale côtière, les
rituels d’initiation renvoient bon nombre de gens à leur propre
histoire et culture », explique un dignitaire maçon français initié en
Afrique et considéré, à juste titre, comme l’un des meilleurs
connaisseurs du sujet. Au Gabon, au Congo tout comme au Bénin, au Togo
et en Côte d’Ivoire, les sociétés secrètes font partie du décor et
l’aspect ésotérique de la franc-maçonnerie attire comme du miel. Si
l’on ajoute à cela le magnétisme que peuvent exercer quelques success
stories dont les Africains, francs-maçons ou non, sont à juste titre
fiers, la cause est entendue.

La réussite de la conférence nationale du Bénin, en février 1990, doit
pour beaucoup à la rigueur et à l’habileté politique des frères «
triponctués » du Grand Bénin de la République du Bénin (GBRB), alliés,
pour la circonstance, avec la hiérarchie catholique locale. De même,
le compromis historique entre Frederik W. De Klerk et Nelson Mandela
qui a rendu possible le passage en douceur du régime d’apartheid à la
démocratie porte-t-il le sceau de la franc-maçonnerie.

Forte présence de chefs d’Etat

Plusieurs chefs d’Etat, en poste, retirés des affaires ou décédés,
n’ont jamais fait mystère de leur affiliation ou compagnonnage avec la
franc-maçonnerie : le Congolais Denis Sassou Nguesso, qui a offert à
ses « frères », à la fin de 2014, un immeuble flambant neuf pour leurs
« tenues » (réunions de francs-maçons), le Gabonais Ali Bongo-Ondimba,
fidèle à une tradition établie de son père, Omar Bongo-Ondimba, le
Tchadien Idriss Déby-Itno, l’ex-chef d’Etat burkinabè Blaise Compaoré,
initié au début des années 1990 à Lyon, l’ancien dirigeant du Mali,
Amadou Toumani Touré (ATT), le Centrafricain François Bozizé, qui,
tout comme Bongo-père, avait installé un temple maçonnique dans les
sous-sols du palais de la Renaissance, la présidence de la République,
à Bangui. Ou, encore, le Guinéen Alpha Condé, l’ancien président
ghanéen John Kufuor et, bien entendu, l’icône de la lutte
anti-apartheid et Prix Nobel de la Paix, Nelson Mandela…

L’opposition n’est pas en reste. Nombre de ses responsables font du
forcing, surtout à l’approche des scrutins présidentiels, pour se
faire initier, généralement auprès des loges affiliées à la Grande
Loge nationale française (GLNF, une obédience classée à droite), en
vue d’accéder plus facilement, pensent-ils, au sommet de l’Etat. C’est
le cas, depuis peu, de nombre de candidats putatifs à la
présidentielle béninoise de mars-avril 2016, initiés à la va-vite aux
mystères de la franc-maçonnerie à Brazzaville ou Paris. « C’est un
vrai scandale », s’insurge l’Ivoirien Luc Gohou, qui « travaille » à
la fois à la loge Arts et Sciences, du Grand Orient de France (GODF,
classé plutôt à gauche), à Paris, et à la loge Kébé Mémel (du nom du
premier grand-maître de l’obédience la Grande Eburnie), à Abidjan. «
Il est normal que des francs-maçons siègent au gouvernement de la
République, mais il faut éviter d’y admettre ou d’installer à la tête
de l’Etat des gens qui attendent la veille des élections pour,
subrepticement, se faire initier. Dans ces cas, l’initiation se réduit
à une simple carte d’identité, un faire-valoir ... »

Membre influent du Front populaire ivoirien (FPI, la formation
politique de l’ex-président Laurent Gbagbo), Luc Gohou accepte
volontiers de « se dévoiler », comme on dit dans le jargon maison, et
de raconter sans bandeau sa propre quête initiatique : « J’ai entendu
parler de la franc-maçonnerie alors que j’étais enfant, en Côte
d’Ivoire. C’était dans les années 1963, lorsque le président Félix
Houphouët-Boigny a prétexté d’un complot pour arrêter des
francs-maçons soupçonnés de sympathies communistes, comme Jean Konan
Banny, Jean-Baptiste Mockey, Amadou Thiam et Ernest Boka. Cela m’a
intrigué. Plus tard, lorsque je suis arrivé en France, en 1989, je me
suis spontanément présenté au siège du GODF, rue Cadet, à Paris. On
m’a remis des prospectus et je suis rentré chez moi. » Depuis, ce
cadre exerçant dans le secteur du tourisme a gravi les échelons. Au
point d’être aujourd’hui l’une des icones africaines de la maçonnerie
dite « adogmatique » (qui refuse les dogmes, notamment religieux).

Un pied dedans, un pied dehors

Vivant aujourd’hui à cheval en Paris et Abidjan, Luc Gohou a créé en
Côte d’Ivoire trois loges du GODF. « En dix ans, nous avons initié
quelques deux cents personnes selon les règles de l’art car, sur
place, je me suis rendu compte que l’enseignement maçonnique était aux
antipodes de ce que j’avais appris en France. » Un pavé dans le jardin
des obédiences dites « régulières » et qui sont rattachées à la Grande
Loge d’Angleterre comme la GNLF, souvent accusée de procéder à des
recrutements « sauvages » en initiant à tour de bras cadres, hommes
d’affaires et responsables politiques africains. « Ils refusent de
prendre position sur les problèmes de société, poursuit Luc Gohou.
Dans notre obédience, nous avons un pied à l’intérieur du temple, et
l’autre pied dans la société, histoire de répandre à l’extérieur ce
que nous apprenons à l’intérieur… »

Pierre Manyo-Soké a décidé, lui aussi, d’évoquer à visage découvert
son engagement maçonnique. Il a entendu prononcer pour la première
fois le mot « franc-maçon » lorsqu’il était adolescent, au Cameroun.
Venu étudier quelques années plus tard en France, il se présente,
comme Luc Gohou, au siège du GODF. Après avoir pris connaissance des
documents, il hésite quelque peu, à cause, avoue-t-il, de «
l’anticléricalisme ambiant », avant de franchir le pas. Il intègre une
loge, le Vallon des Pèlerins, et fait très rapidement ses classes au
point de se retrouver, aujourd’hui, président du Congrès des loges de
Paris IV et des loges de l’Europe de l’Est, au GODF. « Même si c’est
avant tout une quête intérieure, la franc-maçonnerie m’a permis
d’exposer mon amour des autres. Au Cameroun, j’étais Camerounais.
Grâce à la franc-maçonnerie, je suis devenu Africain, voire universel
».

Soit ! La « fraternité » n’exclut pas pour autant les luttes
d’appareil, les suspicions, les règlements de comptes violents, les
putschs ni les conflits… fratricides. Le conflit ivoirien a ainsi
accentué la polarisation dans les loges : « La politique est entrée
dans la Grande Eburnie, qui avait vocation à être l’obédience de
référence, raconte au téléphone un des membres. Les frères proches de
Laurent Gbagbo s’asseyaient sur une colonne, et les partisans
d’Alassane Ouattara sur une autre, se regardant en chiens de faïence.
Gangrénée par des querelles byzantines et ethniques, l’obédience a dû
se résoudre à suspendre ses travaux. Les seules loges qui ont survécu
à cette période de tension sont celles regroupant en majorité nos
frères béninois, togolais, sénégalais et français. Pendant des années,
ces derniers ont fait de la maçonnerie sans toucher à la politique,
même avec un petit p… »

Aujourd’hui, alors que la franc-maçonnerie ivoirienne peine à se
relever de la guerre civile et de la crise politique qui ont conduit à
la chute et l’arrestation de Laurent Gbagbo, le 11 avril 2011, le
ministre ivoirien de l’Intérieur, Hamed Bakayoko vient de faire une
OPA sur la Grande Loge de Côte d’Ivoire (GLCI), une obédience «
régulière » arrimée à la GNLF, en se faisant introniser Grand Maître.
Objectif non avoué : se servir du vivier maçonnique pour faire réélire
Alassane Ouattara fin 2015 et entamer sa propre grande marche vers le
sommet de l’Etat à l’horizon 2020. « Les velléités de contrôle de la
maçonnerie ivoirienne par Hamed Bakayoko sont avérées, mais il n’est
pas sûr qu’elles rapportent gros, car la GLCI est moribonde à cause de
l’extrême longévité de son désormais ancien grand maître et de la
saignée continue dans ses rangs », analyse un haut dignitaire
franc-maçon français.

Frères ennemis

La « fraternité » n’a pas, non plus, dissuadé l’ex-président
centrafricain, François Bozizé, de se débarrasser de son « frère », et
néanmoins opposant, Charles Massi, probablement mort sous la torture
en janvier 2010, après avoir été arrêté au Tchad et livré aux
autorités centrafricaines. Bozizé finira lui-même par passer à la
trappe, en mars 2013, lâché par les « enfants de la veuve », autre
appellation des francs-maçons. Enfin, les liens fraternels supposés
entre francs-maçons n’ont pas empêché Pascal Lissouba, initié dans une
loge française du GODF, et Denis Sassou Nguesso, initié à Dakar par la
GNLF, de se faire la guerre et de réduire Brazzaville en un champ de
ruines en 1997. « Au delà de ces péripéties, la franc-maçonnerie
africaine francophone est confrontée à deux difficultés majeures,
poursuit le dignitaire cité plus haut. La première, c’est sa relation
avec les obédiences européennes et l’indispensable nécessité de couper
le lien ombilical. La seconde, c’est sa relation trouble et équivoque
avec les dirigeants politiques. Lorsque la franc-maçonnerie est
indépendante, elle devient une force de proposition. Lorsqu’elle est
liée, elle se donne en spectacle et tourne au folklore… »

TOGO – Réunion annuelle des Frères de Lumière africains à Lomé: Faut-il avoir peur des francs-maçons ???
Tag(s) : #VIE ASSOCIATIVE
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