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Etre intellectuel, aujourd’hui, en Afrique

Ecartons-nous d’une idée courante qui voudrait qu’un individu alphabétisé, lettré ou diplômé soit, ipso facto, un intellectuel. Il ne peut y avoir sur ce point une sorte d’exception africaine ou une manière africaine d’être intellectuel. Alors, qui est donc intellectuel au Bénin, qui est donc intellectuel en Afrique ?

Est intellectuel, pour nous, celui-là ou celle-là qui utilise, de manière spécifique et spécialisée, un attribut humain commun qui n’est autre que le pouvoir de penser. Tout homme pense. Comme tout homme, l’intellectuel pense et se fait en même temps penseur, en ce qu’il met son pouvoir de penser au service de sa communauté, de sa société, de son pays, de son continent, voire de l’humanité. Pour être plus précis et plus complet, l’intellectuel crée des concepts, produit des idées et des œuvres de beauté, s’investit dans la recherche, explore le vaste champ de la connaissance.

S’il en est ainsi, on conviendra qu’un tel personnage ne peut être le produit exclusif de nos écoles formelles modernes et qu’il existe d’authentiques intellectuels dans toutes nos communautés vivantes, la pensée, la recherche n’ayant jamais été, dans celles-ci, de vains mots, malgré les avatars subis le long de l’histoire. Que les intellectuels de type modernes soient plus visibles et aient plus voix au chapitre est un fait. Cela ne peut autoriser à mettre aux oubliettes les autres intellectuels qui répondent à d’autres canons, opèrent sur d’autres registres, évoluent dans d’autres cercles de réalité.

[Suite:]

Le colonisateur français, dans sa volonté assimilationniste, a promu, par son école, une coterie de lettrés. A la vérité, des auxiliaires coloniaux, cadres d’exécution de relais commis à promouvoir et à enraciner l’entreprise coloniale. Dans un tel contexte, le produit de l’école coloniale se pare d’un prestige social certain, en tant qu’il participe peu ou prou au pouvoir colonial dominant et prend sa part, si infime soit-elle, de sa toute puissance.

Qu’on se rappelle les paroles de la Grande Royale, principal personnage du fameux et mythique roman de Cheikh Amidou Kane : « Allons à l’école des Blancs apprendre à vaincre sans avoir raison ». Et les premiers diplômés de l’école coloniale et leurs suivants, ainsi propulsés aux toutes premières loges, sous le parapluie de la culture du colon français, se sont fait cadres, gestionnaires du destin de leurs peuples, voire intellectuels, les diplômes obtenus et fièrement affichés les départageant, les situant et les positionnant sur une véritable échelle sociale.

Une telle approche des choses tire à conséquence pour les sociétés africaines.
1- On en est venu à croire que c’est seule l’école coloniale française ou ce qui en reste, à travers un héritage culturel encore vivace, qui fabrique ou fait l’intellectuel ainsi assimilé à un lettré, à un produit de l’école coloniale, à un produit de l’école formelle de type moderne.
2- On en est venu à croire que tout cadre est un intellectuel dès lors qu’il a su s’extraire de l’ignorance telle qu’appréhendée et comprise par le colonisateur français, et jouissant du privilège, par son savoir et son savoir faire, de tenir une place honorable, voire éminente, dans les affaires de son pays.
3- On en est venu à établir toute une hiérarchie dans l’ordre de l’intellectualité, pourrait-on dire, en proportion du nombre, du poids des diplômes obtenus. Si bien que, si tous les lettrés et diplômés sont des intellectuels, on se doit en même temps d’accepter et de reconnaître, pour parler le petit français de Côte d’Ivoire, qu’il y a « intellectuels dans intellectuels ».

Il n’était que plus difficile, dans un tel contexte, de promouvoir, comme dans d’autres cultures ou sociétés, une tradition intellectuelle animée par des individus qui choisissent d’exercer un véritable magistère sur le front des idées et de la pensée. Faut-il le souligner, ces individus ne s’autoproclament pas intellectuels, mais sont reconnus et appréciés tels. Ces individus réfléchissent, parlent, écrivent, prennent position sur tous les problèmes de leur temps et de leur société, dans le seul et unique but d’apporter leur contribution au débat social, au progrès social.

En Afrique, d’une manière générale, les intellectuels ou ceux qui sont reconnus tels, quand ils acceptent de s’engager socialement et de se commettre publiquement, ne se contentent pas, par leurs idées, leurs pensées, leurs recherches, d’être et de rester les fournisseurs du carburant mental dont a besoin pour avancer le train de leur société. Ils préfèrent y entrer. Ils y prennent un siège. Ils s’installent dans un rôle ou dans une fonction. Il leur arrive même de s’emparer des commandes ou du volant et de se faire ainsi chauffeurs ou conducteurs.

Ainsi et à mots non couverts, l’arène politique, est le vert pâturage que lorgnent nombre de nos intellectuels. Pas toujours pour donner la pleine mesure de ce qu’ils sont, de ce qu’ils savent, de ce qu’ils savent faire ou de ce qu’ils peuvent faire, mais pour aller vérifier ce que tout le monde sait pourtant, à savoir que c’est souvent là, en politique, que l’herbe est plus abondante, plus grasse, plus vitaminée. Les élites africaines modernes se trouvent placées devant un choix fondamental ou n’ont pas beaucoup de choix, parodiant en cela le mot célèbre de Frantz Fanon : chaque génération n’a qu’une seule manière de faire face à sa mission historique : l’accomplir ou la trahir.

Jérôme Carlos
La chronique du jour du 12 décembre 2007

Tag(s) : #COUPS DE COEUR
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